Laits et fromages végétaux, faut-il en avoir peur ?
Malgré un certain engouement et une abondante communication, les alternatives végétales n’ont pas vraiment ébranlé le marché du lait. Pour autant, une nouvelle révolution se prépare avec l’intelligence artificielle et la fermentation de précision.
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« Lait de vache ou lait d’avoine ? » Tel est le nouveau dilemme de qui commande un café au lait. La question ne surprend plus : de la grande distribution aux coffee shops, les substituts végétaux se sont imposés partout où l’on consomme des produits laitiers. En grignotant, pour l’instant, de modestes parts de marché.
« Il y a dix ans, nos clients laitiers se sont inquiétés de l’émergence d’alternatives végétales, qui se sont rapidement développées des deux côtés de l’Atlantique, témoigne Mylène Potier, directrice ingrédients au cabinet de conseil et prospective Gira. Après les États-Unis qui sont toujours précurseurs, les marchés européens et français, plus conservateurs, ont été touchés. Certaines laiteries ont alors voulu occuper ce segment de marché. » Les unes ont racheté un acteur historique du secteur, comme Danone avec Alpro. D’autres ont lancé leur propre gamme végétale. Avec plus ou moins de réussite. La marque À Bicyclette, lancée par le groupe Eurial en 2017, s’est éteinte sans bruit fin 2023. Et l’éphémère Candia Végétal a fait long feu en 2020. Est-ce pour éviter la fronde des coopérateurs ou à cause de mauvaises ventes que Sodiaal a jeté l’éponge ? « Nous avons voulu affirmer notre positionnement sur le lait », balaie un administrateur, déjà élu à l’époque.
En revanche, Bel se félicite du succès des Vache-qui-rit, Boursin et Babybel « plant based » qui débarquent en France après avoir séduit le continent américain. Et le groupe prévoit de faire passer de 40 à 50 % la part de végétal (fruits et alternatives aux produits laitiers) dans son portefeuille produits à l’horizon 2030. Mais cela ne se fera pas au détriment de la collecte laitière, promet-il, précisant que « le volume collecté auprès de [son] partenaire l’Association des producteurs Bel de l’Ouest (APBO) augmente chaque année ».
Une percée modeste
La vague verte a finalement été moins forte que prévu. En 2023, le végétal n’a représenté que 3 % en volume des achats totaux de lait, produits laitiers et alternatives végétales, d’après une étude publiée par FranceAgriMer en avril(1). Au rayon liquide, un ménage achète en moyenne 3 litres de boissons végétales par an et 76 litres de lait. Mais l’attrait pour les premières se fait au détriment du second : entre 2017 et 2023, les achats de boissons végétales ont augmenté de 14 % au total quand ceux de lait reculaient de 8 %. Et si les achats de boissons végétales diminuent depuis 2021, ceux de lait aussi…
Au rayon ultra-frais, les alternatives végétales pèsent à peine 2 % des achats en 2023. Selon FranceAgriMer, un ménage français a acheté en moyenne près de 60 kg de yaourts et desserts laitiers par an entre 2019 et 2023, contre 1 kg de substituts végétaux. Le Good Food Institute, une ONG pro-végétal, estime la valeur de ce marché à 3,4 % en 2023, en hausse de 13,5 % sur deux ans. En volume, cependant, elle note un léger recul sur cette période (-1,5 %), ce qui est cohérent avec ce qu’observe FranceAgriMer. L’ONG note aussi la percée du végétal au rayon fromages. Ce marché de niche (10 M€ en 2023, soit 0,1 % du total du rayon) affiche en effet une croissance insolente : +164 % en valeur depuis 2021 et +135 % en volume. Entre 2022 et 2023, elle estime que les ventes de fromages traditionnels n’ont augmenté que de 0,6 % alors que les substituts progressaient de 24,4 %.
L’étude de FranceAgriMer (qui exclut les fromages) révèle que les ventes d’alternatives végétales ont globalement ralenti depuis la période Covid, à l’exception des matières grasses végétales allégées dont les ventes progressent. Pour elle, la flambée du prix du beurre explique en grande partie ce report vers des alternatives moins chères – qui d’ailleurs profite aussi aux beurres allégés.
« Les produits laitiers restent ancrés dans les habitudes alimentaires et ont plutôt une bonne image en France et en Europe, reprend Mylène Potier, de Gira. Les alternatives végétales ont souvent déçu au goût, et leur image de naturalité a été écornée, car elles sont souvent associées à l’ultra-transformation. Comme les véganes ne représentent qu’une minorité, elles ciblent plutôt les flexitariens. Et eux ne veulent pas faire de concession sur le goût, la nutrition ou le prix. » Or, sur ces trois aspects, il reste difficile de battre le lait – du moins sans recourir à de nombreux additifs. Les vraies questions de santé jouent assez peu. « L’allergie au lait de vache est assez rare et, pour l’intolérance au lactose, l’industrie laitière a développé une offre adaptée, pointe la consultante. Les questions d’empreinte écologique et de bien-être animal sont en revanche entrées dans les mœurs. Mais, dans le choix des consommateurs, le prix et le goût priment, surtout depuis le Covid. »
Du reste, l’empreinte écologique des produits laitiers et de leurs alternatives fait débat, car les résultats diffèrent selon l’unité de mesure choisie. Ramené à une portion de protéines, le lait devient écologiquement bien plus intéressant que les boissons végétales, sauf le soja (pour lequel se posent d’autres questions liées à la présence d’isoflavones). Pour les populations dont l’apport en protéines repose beaucoup sur le lait, il faudrait donc évaluer l’impact carbone d’un rééquilibrage alimentaire. Celles ayant suffisamment d’autres sources de protéines peuvent plus facilement alléger leur empreinte écologique en se tournant vers du végétal. Le rapport de FranceAgriMer montre d’ailleurs que ce sont les ménages les plus aisés qui achètent des boissons végétales, plus chères et moins nutritives (lire l’encadré, ci-dessous).
Justement, l’aspect nutritionnel monte en puissance avec la tendance des produits hyperprotéinés. Aux États-Unis, de nombreux adultes en surpoids prennent un antidiabétique (comme l’Ozempic) détourné pour son effet coupe-faim, et compensent en se ruant sur les protéines pour éviter la fonte musculaire. Un phénomène loin d’être anecdotique : 9 % de la population américaine pourrait consommer ce médicament en 2035, selon le cabinet Morgan Stanley. « Les États-Unis ont une longueur d’avance, mais la tendance est mondiale, souligne Mylène Potier. Et elle fait la part belle aux protéines laitières, souvent incorporées dans les boissons. Dans ce contexte, la stratégie du cracking [procédé visant à produire des aliments ultra-transformés, NDLR] est plus que jamais gagnante pour tirer parti au maximum du moindre nutriment. » Les déchets se transforment en or blanc, comme le lactosérum dont on isole aujourd’hui des protéines prisées des sportifs. « Ces ingrédients fonctionnels se valorisent autour de 20 €/kg, et leurs cours subissent moins de volatilité que ceux des commodités », ajoute la consultante.
Une nouvelle génération d’alternatives végétales
Mais le végétal n’a pas dit son dernier mot. Les services de R&D s’activent pour améliorer les goûts et textures en réduisant les additifs. La combinaison de diverses sources végétales permet de retrouver tous les acides aminés essentiels naturellement présents dans le lait. Et l’intelligence artificielle va doper l’innovation. C’est dans cet objectif que Bel s’est rapproché de la start-up de biotechnologie Climax Foods en 2023. « En temps normal, la mise au point d’un produit végétal nécessite énormément d’essais pour arriver à un bon résultat en matière de goût, texture et nutrition, explique Anne Pitkowski, directrice recherche et applications du groupe Bel. L’intelligence artificielle fait gagner du temps dans la sélection des ingrédients et la mise au point des recettes. Longtemps, les produits végétaux n’ont pas été à la hauteur, mais nous entrons dans une nouvelle ère. »
Une autre révolution se prépare dans des cuves de fermentation. On y fabrique des protéines de lait sans vache, ni chèvre ni brebis. Des bactéries ou levures génétiquement modifiées s’en chargent. « Nous identifions les gènes qui nous intéressent dans des génomes de mammifères, et nous les implémentons dans des micro-organismes pour leur faire produire de la caséine, explique Romain Chayot, ingénieur agronome cofondateur de la start-up francilienne Standing Ovation. Il n’y a aucune trace d’OGM dans le produit fini. Les micro-organismes sont un auxiliaire technologique, que nous nourrissons de différents substrats avant d’extraire et purifier la caséine. » Pas si futuriste, cette technique, appelée « fermentation de précision », est utilisée depuis des décennies en France pour produire de la présure, de la vanilline et des médicaments.
Pourquoi l’appliquer aujourd’hui aux protéines laitières ? Pour trois raisons majeures, selon Thibault Lafargue, chef communication et marketing chez Verley, une autre start-up française utilisant la fermentation de précision pour produire de la protéine de lactosérum (la whey prisée des sportifs). « En plus d’éviter l’exploitation animale – ce qui n’est pas notre angle principal –, cela permet d’alléger l’empreinte écologique et de répondre à la demande mondiale en protéines animales, défend-il. L’idée n’est pas de remplacer l’élevage : nous sommes fiers de notre patrimoine laitier et les laiteries seront nos clientes. Nous sommes complémentaires au sein d’un mix protéique comme il y a un mix énergétique. »
Même son de cloche chez Standing Ovation. « Nous marchons main dans la main avec le secteur laitier, sachant que la France risque d’être déficitaire en lait dès 2027, affirme Romain Chayot. Nous nous imbriquons dans le paysage agricole. Pour nourrir les micro-organismes, nous achetons des coproduits de sucreries et d’amidonneries et allons valoriser le petit-lait d’une laiterie (Bel). Nous regardons aussi avec l’Inrae comment transformer en fertilisant notre moût de fermentation riche en azote, phosphore et potassium (NPK), obtenu à l’issue du process. »
Qu’il s’agisse de caséine ou de whey, les deux start-up disent produire « une protéine pure 100 % semblable à celle d’origine animale ». Ces ingrédients sans lactose ni trace d’antibiotique ni risque de contamination seront vendus à des industriels ou à des artisans. Elles pourront enrichir des boissons, glaces ou desserts laitiers d’origine animale. C’est le principal débouché visé par Verley, qui entend surfer sur la vague de l’hyperprotéiné. Elles peuvent aussi pallier les défauts de produits 100 % végétaux en améliorant le goût, la texture (le filant des substituts de fromages) et la valeur nutritionnelle. Et même se plier aux désirs des industriels (lire l’encadré ci-dessus).
Rendez-vous en 2027
Les deux start-up tablent sur une autorisation dès 2025 aux États-Unis et espèrent pénétrer le marché européen en 2027. « Nous serons en capacité de produire des dizaines de tonnes de protéines l’an prochain et des centaines l’année suivante », prévoit Romain Chayot. Verley n’annonce pas encore de volumes. Toutes deux espèrent aligner leurs prix avec les protéines laitières. Et vantent leur bilan environnemental. Celui de Standing Ovation, en cours de validation, promet une baisse de 90 % de l’empreinte carbone et des besoins en eau par rapport au lait, avec 100 fois moins de surface. Quant à Verley, elle a publié une étude de 90 pages commandée à des chercheurs indépendants. Pour permettre la comparaison avec un litre de lait, ils ont reconstitué un litre de boisson aux mêmes taux de matières grasses, sucres et protéines, les deux premiers étant d’origine végétale, les protéines étant issues des cuves de Verley. Ils annoncent une baisse de 72 % des émissions de gaz à effet de serre, de 81 % de consommation d’eau et de 99 % de surfaces en terres arables.
Plusieurs laiteries croient en cette technologie. En 2023, le groupe Danone a investi dans l’entreprise israélienne Imagindairy, qui produit des protéines laitières par fermentation de précision (le groupe s’est aussi rapproché de l’israélien Wilk, qui fait du lait de culture produit à partir de cellules). Et en 2024, Danone annonçait avec plusieurs partenaires un investissement global de 16 millions d’euros dans une plateforme dédiée à l’innovation, à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), visant notamment à accélérer le développement de la fermentation de précision. De son côté, Bel s’est rapproché de Standing Ovation. « Avec des protéines végétales, on peut difficilement couvrir toutes les fonctionnalités des protéines laitières, estime Anne Pitkowski. Les protéines issues de fermentation de précision pourraient nous servir à améliorer nos produits végétaux, enrichir en protéines nos portions au lait de vache, ou encore fabriquer des produits hybrides à l’empreinte carbone allégée. Nous évaluons technologiquement toutes les options sans fermer de porte. Et l’objectif est que le prix ne bouge pas pour le consommateur. »
Dopées aux protéines alternatives, les spécialités végétales pourraient devenir des concurrents plus sérieux. « Mais la route est encore longue, assure Mylène Potier. Et leur vocation n’est pas de remplacer le lait qui est une matrice complexe faite de multiples composants. Ce sont plutôt des ingrédients complémentaires, pour lesquels la demande mondiale est croissante. » L’experte regarde avec attention une tendance naissante à l’étranger, mixant protéines animales et végétales. « En Irlande, un lait mi-animal mi-végétal a été lancé, indique-t-elle. L’idée est de rassembler le meilleur des deux mondes : goût, nutrition, prix, écologie… » En France, si le marché n’est peut-être pas prêt, le monde de la recherche si. Lancé en 2024, le projet Veg&Lait piloté par l’Inrae vise à « produire des aliments durables et nutritifs » associant lait et légumineuses.
(1) FranceAgriMer, « Les produits laitiers et leurs alternatives végétales. État des lieux des achats en France (2019-2023) », avril 2025.
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